-je me suis dit que chaque mois j'allais écrire une nouvelle alors voualà celle de juin-
Un soleil implacable, sans
surprise. J'ai un heureux mélange de saveurs de bière et de
pastèque dans la bouche, l'immensité du ciel qui me fait face, et
une herbe moelleuse dans mon dos. Un vent frais caresse la plante de
mes pieds, mon front et mon ventre. J'ai l'impression de respirer
vraiment – contrairement à toutes les autres fois où on essaie de
respirer pour se détendre et ça ne marche pas, ça semble
mécanique, nos organes mêmes semblent gênés par ce manque de
spontanéité, réagissant comme des enfants à qui l'on parle avec
une voix stupide comme s'ils l'étaient eux-mêmes.
En vrai, c'est le seul endroit
dans les montagnes Rouges où l'on peut trouver de l'herbe, parce que
c'est là qu'il il y a le plus d'ombre, et où les
pluies.s'acheminent – une rivière coule à nos pieds. Au
commencement de la vallée, à la fin de la montagne. Un petit creux
de paradis pour lequel on a raté le boulot, Maria et moi. Plein
d'autres gens sont là, à faire plus ou moins la même chose que
nous. Certains ont des guitares, des tambours… je ne reconnais pas
les autres instruments. Je m'en fous un peu mais j'aime bien qu'ils
soient là, comme ces petits éclats d'ombres que font les feuilles
d'arbres sur le sol.
«Pastèque ? » me
demande Maria.
Je hoche la tête
paresseusement, sans ouvrir les yeux, et elle m'en fourre un morceau
dans la bouche. Je ronronne comme un chat, me retourne et lui fait un
baiser poisseux sur la joue.
Elle me repousse et feint de
hurler, s'essuyant la joue comme elle peut, tandis que je glousse.
« J'ai pas envie de
partir. », marmonnais-je. « Cette journée va finir par
se terminer, et toi et moi on devra rentrer chez nous. Demain on se
lèvera à 5h pour faire le même boulot chiant, et on se fera
engueuler parce qu'on est pas venues aujourd'hui. Pourquoi tout ce
qui est agréable a toujours une conséquence désagréable ? Si
on additionne tout ça, ça fait une vie neutre, et c'est horrible,
d'être condamnée à avoir une vie neutre»
Maria a des cheveux rouges
pétard, comme la terre au sommet des montagnes, celle qui est pile
sous le soleil, fine comme de la poussière. Elle laisse échapper un
rire très léger, et puis se tourne vers moi, m'observant avec un
sérieux éphémère, puis se relève doucement, regarde l'horizon
comme si elle pouvait voir l'étendu de toute la planète tout à
coup, et elle repose ses yeux noirs sur moi.
« J'ai un truc à te
montrer », elle fait avec un sourire malicieux.
En quelques mots, elle a
tourné la page du livre aux jointures rouillés, bloqué dans ma
poitrine, et je me redresse, avide de savoir ce qu'elle a en tête,
oubliant presque mes lamentations.
On marche vers la rivière.
L'herbe nous chatouille les pieds et on ne peut s'empêcher de
sourire toutes les deux de cette sensation peu habituelle.
Maria entre dans l'eau avec
aisance. « Tu sais nager ? » je lui demande.
Traverser la rivière était un défit que se lançaient les têtes
brûlées du village, mais peu s'aventuraient au-delà. Il y avait eu
deux ou trois noyés, qui s'y étaient baignés tout en étant
complètement saouls, et s'aventurer dans la rivière était, depuis
lors, tacitement proscrit.
- Oui, elle dit avec un
sourire. J'ai appris. Je voulais savoir ce qu'il y avait de l'autre
côté. La rivière n'est pas très large, tu vas y arriver si tu
fais comme moi.
Les autres, allongés dans
l'herbe, nous jettent des regards circonspects. L'un d'eux nous lance
« Hé, les filles, le lit est profond ! Faites gaffe ! »
avant de tirer une latte sur son pétard. Les autres détournent le
regard. Dans notre village, chacun prend ses responsabilités. On
connaît tous les règles alors il est normal de laisser un adulte
enfreindre la loi, tant qu'il ne fait de mal à personne d'autre que
soi-même. Les choses sont dures ainsi parce que chacun sait.
Je m'avance dans l'eau,
glacée, et elle me tend la main. Maria semble très sûre d'elle.
Ses pas sont lents, mais réguliers, et son regard est fixé sur la
berge d'en face.
« Ce mec a tout faux.
Il y a un endroit où l'on peut traverser à pied, et nager pendant
trente secondes seulement. Tu me fais confiance ? »
Je hoche la tête alors que
l'eau nous arrive déjà aux épaules. Le froid me glace. Je n'ai
jamais été aussi entourée d'eau que maintenant. Le petit Pape, un
étranger plus riche que tous les gens des montagnes rouges réunis,
vivait dans une villa et avait une piscine que l'on observait
souvent, gamines, et on nous racontait à l'école que d'autres gens,
dans des endroits où il pleut plus souvent qu'ici, se lavaient dans
de l'eau, mais ce n'était pas notre cas. L'eau, c'était quelque
chose que l'on buvait, qui passait à l'intérieur du corps, pas
autour. Nous lavions tout avec le sable rouge des montagnes, que ce
soit les objets ou nous-mêmes. Alors que l'eau arrivait à mon
menton, une idée très brève passa dans mon esprit : je
remettais ma vie entre les mains de Maria.
« Prends une grande
inspiration », dit-elle en maintenant le menton hors de l'eau.
« Une fois dans l'eau, tu battra des pieds, comme ça »,
et elle agita ses mains pour me montrer. « Avec tes mains, tu
feras comme ça, comme si tu creusais un tunnel, puis que tu
repoussais la terre autour. ». Comme j'hésitais, elle me tira
doucement la main et je me retrouvais prise d'une panique intense.
Tout l'environnement dans lequel j'étais était d'un bleu-gris flou,
et je me sentis soudain comme dans l'organisme de quelqu'un d'autre.
Puis, je battis des pieds en essayant de la suivre, et fit le même
mouvement des mains. Je la voyais, devant moi, s'agiter avec
souplesse comme un poisson à travers les eaux. Elle ne remontait
pas, et ne bougeait que le bas de son corps en filant à toute
vitesse.Elle avait dû faire ça de nombreuses fois. Je remontais le
menton à la surface, inspirait brutalement, toussai à cause de
l'eau qui était rentrée dans mon œsophage, et me rappelai de
battre des pieds. Je vis Maria, qui avait avancé de trois bons
mètres. Elle se tenait debout, sans besoin de nager.
«Encore un tout petit
effort ! T'y es presque ! » me lança-t-elle avec un
sourire éclatant de fierté.
Je lui rendis son sourire, me
sentant rougir, et replongeais. C'était très difficile de
synchroniser mes mains et mes pieds, mais finalement, lorsque j'y
arrivais, je me rendais compte que cela faisait longtemps que
j'aurais pu marcher au lieu de nager.
Lorsque je sortis de l'eau, Maria me prit dans ses bras et éclata de rire.
Lorsque je sortis de l'eau, Maria me prit dans ses bras et éclata de rire.
« Tu apprends très
vite ! Bravo, p'tit lézard ! ». Cette fois, j'avais
les joues en feu – mais j'étais aussi débordante de confiance.
J'avais fait ce que je n'avais jamais envisagé de faire un jour,
tant cela me paraissait impossible. Sa peau sombre sentait le soleil
et la fraîcheur de l'eau, et je me sentais largement récompensée.
«Qu'est-ce que tu voulais me
montrer ? » lui demandais-je, pour avoir quelque chose à
dire après la tempête et le calme plat qui s'étaient brutalement
succédés dans mon esprit.
Maria me sourit et me regarda
dans les yeux avec tant de clarté que cela me fit presque l'effet
d'une réponse orale. Elle se détourna et s'aventura sur la plage de
galets, et je la suivis. Les aînés nous avaient toujours
déconseillées d'aller par là. Nous n'étions pas un peuple de
voyageurs. Nous vivions sur les plateaux des montagnes et à l'ombre
des grottes, des abris de terre et des quelques tunnels creusés dans
la roche ; les creux des vallées étaient pour nous des
interstices, des frontières qu'il fallait éviter ou traverser pour
se rendre sur une autre montagne. Ces vallées avaient toujours été
trop étroits pour y installer quoi que ce soit d'autres que des
plantations. Mais là, nous étions sur un endroit désert, que les
anciens connaissaient probablement mais qui n'avait jamais été
d'aucun intérêt pour les miens – et de fait, je n'avais pas non
plus envie de le connaître, et je le craignais. Si nous restions
trop longtemps sur cette plage, les nôtres pouvaient nous chasser
des montagnes, ne plus jamais nous accepter parmi eux.
Nous devions gravir le flan de
la falaise d'en face, et cela nous prit peu de temps. En filles des
montagnes, nos enjambées étaient souples et rapides, et nos mains
presque aussi dures que la pierre à force des années passées à
les gravir. Nous étions les enfants de la génération qui avait
occupé les plateaux, parce que les interactions de notre peuple avec
ceux des terres étrangères s'étaient multipliées, et ceux-là
n'étaient à l'aise que sur du plat – et leurs bêtes, leurs
machines et leurs plantes n'étaient pas faites pour les pans ardus
des montagnes. Mais les anciens avaient vécu dans des grottes et ne
se déplaçaient presque exclusivement qu'en grimpant. Ils avaient
établi les premières villes, des petites coques de boue et d'argile
accrochées aux pierres et des systèmes de ponts reliant chaque
maison.
Nos shorts et débardeurs
étaient déjà secs quand nous arrivâmes en haut de la falaise. Ce
que je vis alors me pétrifia sur place.
Un lac immense s'étendait
devant nous, sans qu'on en puisse voir l'extrémité. Le lac formait
un miroir parfait du ciel, et m'aveugla pendant quelques secondes. Je
n'avais jamais vu autant d'eau de ma vie, et cette eau-là me
semblait pareil à de l'argent liquide, dont l'éclat était plus pur
même que les pierres précieuses du mont Salé. De chaque côté du
lac se dressait deux des montagnes les plus anciennes de la chaîne,
la Sanguine et la Corbeau, et le lac s'était apparemment formé de
leur ruissellement. En son centre exact, une petite île de pierres
se dressait.
Maria se tourna vers moi.
« Je suis désolée,
fit-elle. Je t'ai menti. On va devoir nager un peu plus. »
Je hochais la tête, résolue,
me rendant compte que ce n'était pas une perspective que je
redoutais. « Je crois que je peux y arriver. »,
murmurais-je à moi-même.
Lorsque nous plongeâmes dans
l'eau, j'étais dépourvue de la panique que j'avais ressentie la
première fois dans la rivière. La fraîcheur de l'eau m'envahit et
je me détendis. Tout autour de moi, le soleil perçait à travers
l'eau, claire et bleutée. Je pouvais voir des algues qui ondulaient
paisiblement, et une multitude de poissons nacrés traçaient des
dessins étranges avec le mouvement de leurs bancs. L'eau me
paraissait si légère qu'on eût dit de l'air, et je me sentis
voler. Je repris une respiration, me surprit encore à tousser, mais
n'oubliais pas cette fois de battre des pieds tout en demeurant à la
surface. Maria était toujours sous l'eau, et je m'empressais de la
rejoindre. La deuxième fois que nous émergeâmes, ce fut sur une
pierre grise et plate, à l'ombre d'un gros rocher en forme de
griffe, qui abritait une grotte à moitié immergée dans l'eau. Ce
ne fut que lorsque je me redressai seulement que je me rendis compte
du silence parfait qui existait à cet endroit, brisé par un son
ténu, comme une voix féminine. Maria me prit par la main et
m'attira dans la grotte. Comme lorsqu'elle était entrée dans l'eau
la première fois, ses pas étaient réguliers et lents, mais
surtout, ils étaient silencieux. Lorsque nous eûmes franchis la
grotte, elle tourna à droite et me montra. On aurait dit que des
vagues immenses s'étaient changées en pierre, et recroquevillées
au dessus de l'eau. En dessous, quelques rocs et galets formaient un
sol inégal, imbibé d'eau par endroit.
Là, des femmes vêtues de blancs, assises chacune sur une pierre, chantaient en se regardant. Deux d'entre elles tournèrent rapidement les yeux vers nous, mais notre présence ne les affecta pas le moins du monde. Il s'agissait d'une langue que je ne connaissais pas et qui, pourtant, perça mon âme à vif. Leur voix semblaient former un univers entier grâce aux roches qui réverbéraient le son à la perfection, et je m'en sentis envahie Parfois, l'une d'elle chantait une phrase seule, et les autres la répétaient en un chœur ténu, comme pour la soutenir. Elles ne bougeaient pas, leurs visages empreints d'un sérieux implacable.
Mes yeux s'emplirent de larmes. Je savais qu'elles parlaient du vent, du soleil, de la pierre et de l'eau, et de toutes les erreurs des hommes et femmes de ce monde. Et pourtant, la grâce de leur chant me donnait l'impression de découvrir tout cela pour la première fois, et j'en étais émerveillée.
Maria et moi étions blotties
dans un recoin de la roche, les yeux mi-clos. Cela faisait un certain
moment que nous les écoutions chanter – nous n'aurions su dire
combien de temps.
Elle posa sa main sur ma joue,
et murmura au creux de mon oreille : « La prochaine fois
que tu auras envie de te plaindre des bons moments qui disparaissent
au profit des mauvais… demande-toi si celui-là a vraiment
disparu. »
Elle posa ses lèvres sur les
miennes, brisant l'espace-temps d'un sourire malicieux, posant une
fleur éternelle, un repère éclatant dans le chaos arbitraire de ma
mémoire.
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